Répertoire
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(Paris, 27/07/1884 - Shannon, 22/12/1946) Les dates ci-dessus sont celles de la vie de Francis Salabert. Aucune autre maison d'édition n'a jamais été à ce point assimilée à un homme, et s'il fallait désigner un personnage clé pour la comédie musicale des années 20 et 30, ce ne serait pas Albert Willemetz ou Maurice Yvain qu'il faudrait choisir, mais bien Francis Salabert. La maison d'édition a été fondée en 1878 par son père, Edouard (1838-1903). C'est une petite maison qui vivote comme beaucoup d'autres, dans une minuscule boutique de la rue de la Victoire, et dont le seul coup d'éclat a été l'acquisition des droits de John Philip Sousa pour la France (Sousa est le compositeur de la plupart des grandes marches militaires américaines). Dès 1901, Edouard étant paralysé, Francis, qui a 16 ans, reprend la boutique. Ses activités restent modestes, mais il entreprend d'étendre le catalogue américain. En 1908, il s'installe au 22 rue Chauchat où le siège demeurera jusqu' à la fin des années 90. Jusqu'à la guerre, il va creuser peu à peu son trou dans la musique légère, en rachetant à vil prix des myriades de mini-éditeurs, d'autant plus facilement que la concurrence est presque inexistante : la plupart des auteurs sont auto-édités, le plus célèbre d'entre eux étant... Henri Christiné (Charles Borel-Clerc sera le seul à maintenir ce système jusque dans les années 40). Les seuls éditeurs "sérieux", dont le plus important est Choudens, ne publient pas de chansonnettes. Fortin, le seul éditeur de chansons digne de ce nom, vit dans une confortable routine. Salabert va, le premier, donner un essor industriel à l'édition de musique légère. A l'époque, le disque est inexistant, ou du moins tellement coûteux (et les appareils pour les lire également) que son impact ne s'étend guère hors de la bonne bourgeoisie. La diffusion de la chanson, c'est la musique vivante : les chanteurs des rues, les cabarets, les café-concerts, les orchestres de brasseries, et les innombrables théâtres de quartier qui reprennent à l'infini les opérettes créées sur des scènes plus prestigieuses. Et puis dans beaucoup de familles, même assez modestes, il y a un piano... Fin 1918, c'est l'explosion : avec Phi-Phi, Francis Salabert saute dans le train de la comédie musicale. "Phi-Phi" est certes un succès théâtral, mais la profondeur de son impact vient surtout de Francis Salabert. Pour imposer l'oeuvre, il développe une campagne de diffusion sans précédent : il invente le "karaoké", en installant au-dessus de la scène du théâtre des sortes de "prompteurs" qui permettent au public de chanter les paroles avec les acteurs. Il distribue des petits formats à la pelle. Il installe des boutiques de vente des partitions à la sortie du théâtre. C'est le début de la fortune. A cette époque, il érige en système un procédé qui va lui valoir quelques inimitiés : d'abord il s'attache les compositeurs en leur versant des avances sur recettes, les transformant en salariés et du même coup les empêchant d'aller voir ailleurs ; ensuite, il s'approprie dans des contrats très étudiés l'essentiel des droits d'auteurs pour l'étranger, pressentant la mondialisation bien avant ses auteurs (c'est ainsi que Maurice Yvain fut floué des bénéfices du succès mondial de "Mon homme") ; enfin, il touche une bonne part des droits de reproduction par des orchestres, en inscrivant systématiquement son nom comme "arrangeur" sur toutes les partitions pour orchestre qu'il publie (à tel point que le chansonnier Lucien Boyer se fera graver des cartes de visite portant la mention : "Lucien Boyer, arrangé par Francis Salabert" !). Néanmoins, les auteurs Salabert voient leur intérêt : mieux vaut la moitié d'un gros gâteau que pas de gâteau du tout. Dans les années 20, ce serait un suicide que de se faire publier ailleurs que chez Salabert. De 1919 à 1921, il va, avec l'aide d'Albert Willemetz et d'Henri Christiné étendre son catalogue en recrutant tous les compositeurs qui comptent dans la chanson : après Christiné, il s'attache en 1919 Chantrier, en 1920 Szulc et Yvain... tous les autres (successivement Cuvillier, Moretti, Pearly et Chagnon, Mercier, Gabaroche, Lattès, Van Parys, Bastia, Verdun, Sylviano, Oberfeld et... Scotto) vont suivre, dont en particulier la plupart des auteurs publiés chez Maillochon qui ne s'en remettra pas après 1923. Il pousse Messager à se mettre à la comédie musicale (ce sera "L'Amour masqué" en 1922), et dans la foulée d'autres compositeurs sérieux : Hahn, Honegger, Beydts et Pierné plus tard... A partir de 1920, Salabert est également l'éditeur de tous les succès des revues à la mode : Mistinguett, Chevalier, et les autres, aucun ne lui échappe. Après quelques chansons, il propose systématiquement à ses auteurs de s'attaquer à l'opérette. Le succès de "Phi-Phi", quoique phénoménal, paraît au début n'être qu'un cas isolé. Le seul tube un peu marquant des pièces suivantes est le fox-trot "La Tasse de thé", du Titin de Szulc (1920). Mais quand fin 1921 Salabert publie "Dédé", et quatre mois plus tard "Ta bouche", il est définitivement lancé dans le genre qu'il a lui même créé. Jusque vers 1930-32, il va publier 90% des succès du genre, ne laissant à ses concurrents que des bribes : avec plus de 22.000 jours/théâtre entre 1918 et 1944, un rapide calcul montre que chaque jour 3 théâtres parisiens en moyenne représentaient une pièce Salabert... et parfois beaucoup plus : pour les fêtes de Noël 1929, 12 théâtres représentaient des pièces musicales : toutes sauf une (Louis XIV, Sam-Fox) étaient éditées par Salabert !
Dans les années 20, les comédies musicales Salabert sont des usines à succès. Beaucoup de chansons populaires en sortent. Mais vers 1930, avec simultanément l'avènement de l'enregistrement électrique (la qualité sonore des 78 tours fait un progrès considérable) et l'apparition du cinéma sonore, Salabert sent que les modes de diffusion de la chanson sont en train de changer. Dès 1923, il s'était lancé dans l'édition phonographique en rééditant sous son nom des extraits du catalogue Pathé, puis en publiant des enregistrements originaux. Mais c'était déjà un peu tard. Vers 1930, Salabert est un des plus gros éditeurs de disques mais, faute d'intérêt ou d'investissement, dès le mileu des années 30 la marque a presque disparu. Il investit également dans l'enregistrement sonore, avec un studio de doublage de films à Montrouge. Quoiqu'il en soit, il abandonne peu à peu l'édition de comédies musicales et le genre périclite. Les partitions éditées ne le sont plus que pour les représentations, il y a de moins en moins d'éditions "commerciales". Suivant cette logique, dans le domaine de l'édition papier, Salabert se recentre sur la chanson et surtout sur la musique sérieuse, qui est peu diffusée en disques, mais fait l'objet de concerts. Il rachète une cinquantaine de fonds divers, dont les plus importants sont le répertoire Christiné (pour la chanson) et les éditions Rouart Lerolle et Sénart (pour la musique sérieuse). Les opérettes et comédies musicales qu'il a laissées de côté seront la plupart du temps éditées par Royalty, éditions fondées par un consortium de directeurs de théâtre dirigés par Albert Willemetz (qui sont devenues aujourd'hui les Editions et productions théâtrales Chappell et regroupent les fonds Chappell, Royalty et Joubert). Concernant les auteurs "légers", quoique la maison d'édition soit en perte de vitesse après 1932, le flair de Francis Salabert demeure intact : il est le premier éditeur de Mireille, d'une partie de Charles Trenet, et après la guerre il sera l'éditeur de "La Belle de Cadix", le "Phi-Phi" de 1945. Après sa mort en 1946 dans un accident d'avion, sa veuve Mica reprend le flambeau, mais les fastes d'antan sont loin. Les héritiers des éditions Salabert s'emploient à cacher leur passé dans la musique légère, qui est au mieux un péché de jeunesse, au pire une maladie honteuse. Le milieu musical d'après-guerre est d'ailleurs infiniment moins tolérant avec le mélange des genres. Salabert ne va plus publier que de la musique sérieuse, voire austère, se spécialisant dans l'édition de musique contemporaine. Commencent alors pour les auteurs qui ont fait la fortune de Francis Salabert de longues années de purgatoire... Détail symptomatique : l'histoire des éditions Salabert, publiée sur leur site Web en 2000, commence par ces termes : "La maison Salabert c'est d'abord, chronologiquement du moins, l'un des plus étonnants fonds de variété ..." On appréciera selon son humeur le "chronologiquement" ! Une bonne partie des fonds éditoriaux théâtraux (matériel d'orchestre et de représentation) jugés indignes sera détruite purement et simplement dans les années 60 (comme chez beaucoup d'autres éditeurs, d'ailleurs). Ne sont gardées que les éditions commerciales et certains auteurs moins déshonorants (Hahn, Messager sont conservés, mais beaucoup de Moretti, Christiné, Szulc et même pas mal de Maurice Yvain ont disparu...) En 2001, Salabert disparait, intégré à une nouvelle maison nommée Durand Salabert Eschig, en fait filiale du groupe BMG (Bertelsmann). La totalité des fonds européens de musique théâtrale et d'orchestre est regroupée à Milan (siège de Ricordi, filiale italienne). En 2007, Bertelsmann cède le tout à Universal. La mondialisation est en marche, et avec elle la destruction d'une nouvelle part du patrimoine. On est en droit de penser que Francis Salabert ne l'aurait que modérément appréciée...
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