Au lendemain de la guerre de 1914-1918 la France se
réveille dans un monde nouveau. Comme on l'a dit souvent, le 19ème
siècle a duré jusqu'en 1914. Et voilà le 20ème siècle !
Dans le domaine des arts plus encore qu'ailleurs, la
transition est brutale. Dans le domaine de la musique légère, 1918 c'est
le début de l'ère du jazz. Les rythmes exotiques qui avaient timidement
franchi l'Atlantique avant la guerre, surtout via l'Angleterre et
l'Espagne (cake-walk, tango...) débarquent en force, et avec eux de
nouvelles compositions orchestrales où les cordes cèdent la place aux
cuivres, aux saxophones, aux percussions en tout genre, mais aussi à
l'accordéon...
Sur scène, l'opérette classique cède le pas à la comédie
musicale, dans la musique mais aussi dans les livrets. Désormais,
l'action se déroule dans le monde contemporain et les thèmes empruntent
aux chansonniers et à la mode : satires des mœurs modernes (jeunes
filles "libérées", jupes courtes et coiffures à la garçonne), de l'art
moderne (les amateurs d'Art de "Gosse de riche"), de l'affairisme et des
politiciens véreux (industriel des pâtes alimentaires de "Yes",
député breton de "Kadubec", conseil des ministres fantoches de "Encore
cinquante centimes"...), allusions fréquentes à l'histoire contemporaine
(sosie de Rudolf Valentino et russes blancs fuyant les bolcheviques dans
"Bouche à bouche", domestiques communistes dans "Yes"...)
Pour réaliser cette mutation, plusieurs éléments se sont
rencontrés : nouveaux compositeurs surdoués (Yvain, Moretti, Christiné...),
nouveaux librettistes issus du monde des chansonniers (Willemetz, Barde,
Veber...), nouveaux interprètes issus du music-hall plutôt que de
l'opéra-comique (Chevalier, Dranem, Milton, Arletty...) le tout sous la
houlette d'un éditeur omniprésent, Francis Salabert qui produira à lui
seul la quasi totalité des oeuvres à succès des années 20 et du début
des années 30.
Cette période faste sera de courte durée. Dès
l'apparition du cinéma parlant, la comédie musicale va peu à peu céder
le pas à une opérette renouvelée, mâtinée de revue de music hall façon
"Folies-Bergères", celle qui donnera naissance aux oeuvres abâtardies de
Francis Lopez après la guerre. La seule façon que le théâtre a trouvée
de lutter avec le cinéma, c'est d'en donner plus : plus de décors, plus
de costumes, plus de couleurs, mais pas forcément de la musique et des
textes meilleurs. Même Szulc (dès 1931), Christiné et Yvain (à partir de
1934) y viendront. Ceux qui ne savent pas ou ne veulent pas suivre la
mode (Moretti, Mercier...) disparaîtront peu à peu du paysage musical ou
s'orienteront vers d'autres activités (musique de film, direction
d'orchestre...). Dans le même temps, malgré d'innombrables chansons dans
les premiers films parlants, il n'y aura pas vraiment de comédie
musicale cinématographique en France.
Après la seconde guerre mondiale, la comédie musicale
dans la tradition des années 20 ne survivra que grâce à quelques
compositeurs obstinés, comme Pascal Bastia ou Guy Lafarge, et encore
bien souvent sur des scènes provinciales. On finira par en arriver à
l'idée, répandue mais fausse, que la France n'est pas le pays de la
comédie musicale, alors que dans les années 20 et 30 il s'est représenté
à Paris près de 400 pièces musicales, plus qu'à Londres ou qu'à New
York.
C'est cette injustice que ce site tente de réparer, à
travers une gigantesque base de données multimédia qui tente de faire un
tour aussi exhaustif que possible de ce qu'a été cette période unique de
la musique française.
NB : A l'intérieur de la base, toutes les
mentions
bleues sont des liens cliquables vers d'autres
pages du site. Toutes les images sont visibles en 3 tailles : elles
peuvent être agrandies en plein écran puis en taille réelle en cliquant
dessus.
Cette base de données représente un
travail considérable, débuté à la fin des années 70 (et sans doute à
jamais inachevé !) autour de deux sources principales :
-
pour les documents sonores la diffusion
sur diverses chaînes de radio nationales (France-Inter, France-Musique,
France-Culture) de l'émission "Les Cinglés du music-hall" de
Jean-Christophe AVERTY, dont je possède plus de 800 heures sur bandes
magnétiques hélas périssables...
-
pour les partitions, ma collection
personnelle de partitions musicales imprimées.
Partitions
Cette collection est sans doute une des
plus importantes de France dans le domaine, surtout pour ce qui concerne
les partitions complètes pour chant et piano (beaucoup de
collectionneurs s'en sont tenus aux petits formats, moins rares)
Elle a été constituée pour l'essentiel à
la fin des années 70 et au début des années 80, à Bordeaux et à Paris.
Bordeaux
A cette époque, il y avait encore à
Bordeaux trois magasins qui ont disparu depuis : la librairie musicale
Beau (place Puy-Paulin), la librairie musicale
Almey (place Pey-Berland) et surtout la librairie neuf et occasion
Cisneros (sur le côté de la place Gambetta).
Ces trois magasins présentaient
l'intérêt, devenu très rare depuis, d'exister depuis fort longtemps. Ils
détenaient dans leurs arrières-boutiques d'importantes collections de
partitions, neuves pour la plupart, qui n'avaient jamais trouvé
acquéreur depuis leur publication !
Ces fonds ont bien failli disparaître
définitivement au cours des années 60 et 70, lorsque les éditions
Salabert, principal éditeur du domaine (plus de 50% des partitions
éditées) ont entrepris de faire une tournée des boutiques de France et
de Navarre pour récupérer leurs partitions complètes non vendues, afin
d'étendre le fond locatif Rouart-Lerolle qu'elles avaient acquis
entretemps (voir plus loin à ce sujet). Cependant, le magasin
Cisneros n'avait pas cédé ses fonds et les deux autres ne
l'avaient fait qu'incomplètement.
Vers 1978, le propriétaire du magasin
Cisneros a liquidé ses fonds. J'ai ainsi acquis -
moyennant quelques heures de spéléologie dans des caves voûtées et mal
éclairées - des dizaines de partitions complètes et la plus grande
partie des airs détachés pour chant et piano publiés par les éditions
Salabert, à l'état neuf, et à des prix défiant toute concurrence (1 ou 2
F pièce !), ainsi qu'une collection considérable de partitions
d'orchestre des années 20 aux années 50 (plus de 700).
Peu de temps après, le magasin
Almey, tenu par une dame octogénaire, a également été liquidé.
Mais la boutique était minuscule et la moisson a été plus maigre.
Enfin, j'ai fait quelques descentes dans
l'arrière boutique du magasin Beau, tenu par deux
soeurs retraitées depuis, et j'y ai complété de quelques raretés mes
acquisitions
Cisnéros, surtout pour ce qui concerne les éditions Max
Eschig.
Paris
A Paris, le problème était un peu
différent. Il n'existe actuellement aucun magasin "historique" qui ait
pu détenir des collections neuves. Par contre, il y a deux sources
intéressantes :
Les magasins de musique d'occasion
Ils ont été une source
d'approvisionnement très intéressante vers 1980 pour deux raisons :
-
la liquidation du fonds
Rouart-Lerolle, qui s'est partiellement retrouvé dans ces boutiques,
bien que la plus grosse partie des titres aient été acquis par des
collectionneurs privés "officiels", dont le propriétaire du magasin
Arioso, situé à l'époque à côté des Folies-Bergères qui en a remis
quelques-uns sur le marché, mais très peu.
-
la vente des collections des interprètes
et musiciens de l'époque, devenus octogénaires ou nonagénaires, et donc
souvent décédés.
J'ai ainsi acquis au magasin Cauchard,
installé à l'époque quai Saint-Michel, une cinquantaine de titres rares,
pour beaucoup "hors commerce", c'est-à-dire édités seulement pour les
représentations, la direction d'orchestre de ce type d'ouvrage
s'effectuant à partir de la réduction pour chant et piano.
Malheureusement, ces éditions n'étant pas destinées à la vente elles
n'ont la plupart du temps pas de couverture, mais un cartonnage uni non
illustré. C'est le cas de presque tous les titres Salabert tardifs,
au-delà de 1930-1932 (voir à ce sujet l'introduction de la rubrique
Editeurs).
Le magasin Pugno, situé à 100
mètres du magasin Cauchard, de l'autre côté de la place
Saint-Michel, quai des Grands Augustins, a également fourni quelques
titres, mais assez peu. C'est par contre le seul magasin fréquenté à
n'avoir pas disparu ou déménagé !
Les éditeurs de musique
Le problème des éditeurs de musique est
un peu différent. Par définition un copyright ne disparaît pas, on
pourrait donc penser que les éditeurs ont à coeur de conserver et de
viabiliser leurs fonds. L'expérience prouve qu'il n'en est rien !
Dans notre domaine, le tour des éditeurs
est assez vite fait : les 392 œuvres officiellement éditées, c'est à
dire dont une trace imprimée a été trouvée à la Bibliothèque nationale
ou dans un magasin de musique, ou dans les catalogues des éditeurs (qui
sont, par parenthèse, très mal recensés et conservés alors qu'ils sont
la base de la recherche bibliographique...) se répartissent sur 60
éditeurs. Certes, c'est beaucoup, mais en fait c'est très peu car la
répartition est très inégale. On a :
-
Salabert : 149 titres
-
Max Eschig : 76 titres, pour beaucoup
d'origine allemande
-
Royalty / Joubert / Chappell : 17 +16 +
2 = 35 titres
-
Choudens : 26 titres
-
Labbé : 16 titres
Les 54 autres éditeurs se partagent les
miettes du gâteau, soit 90 titres. Autant dire tout de suite que 99% de
ces éditeurs ont sombré corps et biens et leurs copyrights avec eux.
Labbé, sis au 20 rue du Croissant (la
porte à côté du café où Jaurès fut assassiné en 1914 !) a disparu dans
les années 70. Son fonds avait officiellement été récupéré par les
éditions Beuscher depuis déjà plusieurs années, mais pas les partitions
qui dormaient sans doute dans les sous-sols... Je me souviens d'avoir vu
des piles de vieux papiers pénétrer vers cette époque le magasin
Beuscher de la rue Réaumur, mais malgré mon enquête à l'époque, tout
semble avoir été éliminé. On a donc ainsi définitivement perdu le
matériel de 5 des 6 oeuvres éditées de Victor Alix, compositeur moins
connu que d'autres mais non négligeable des années 20 et 30.
Les autres se sont regroupés :
-
Max Eschig (rue de Rome) a été absorbé
il y a quelques années par Durand (avec un déménagement vers la rue du
Faubourg St Honoré), puis a fusionné avec Salabert (Rue Chauchat) pour
constituer une société unique Salabert-Eschig-Durand (avec un nouveau
déménagement vers la Bourse) qui truste donc à présent plus de 60% des
titres édités. Mais ces regroupements et déménagements successifs se
sont accompagnés d'une "rationalisation technocratique" des fonds qui a
consisté au fil des années à pilonner l'essentiel des archives (surtout
chez Salabert, dès la disparition du fondateur en 1947). Sic transit...
!
-
EPTC (Editions et productions théatrâles
Chappell, qui a absorbé successivement Joubert et Royalty après la
guerre), toujours rue d'Hauteville.
-
Choudens, toujours rue Jean Mermoz.
Mes visites aux différentes boutiques
m'ont conforté dans l'idée que ces fonds sont généralement ignorés voire
méprisés, suivant en cela la vague générale des musicologues pour qui
toute cette production ne mérite pas d'être considérée. Attitude
symptomatique entretenue pour partie par les éditeurs eux-mêmes puisque
dès le milieu des années 30, Francis Salabert, qui lui devait pourtant
sa fortune depuis Phi-Phi en 1918, a commencé à abandonner cet aspect
considérable de sa production pour se tourner vers les musiciens savants
contemporains...
Une anecdote édifiante devrait pourtant
attirer l'attention.
Dans les années 70, la veuve d'Ira
Gershwin, frère et collaborateur principal de Georges Gershwin (il a
écrit les paroles de la plupart de ses chansons dans les années 30) a
entrepris d'exhumer les trésors de l'œuvre de son beau-frère. Une
fondation a été créée pour organiser la recherche et le réenregistrement
moderne des principales comédies musicales de Georges et Ira, dans leur
version originale, orchestrations comprises. Lorsqu'il s'est agi
d'enregistrer Tip-Toes (créé à New York en 1925, représenté à Paris 4
ans plus tard), on n'a pas trouvé trace aux Etats-Unis des arrangements
d'orchestre d'époque, et c'est dans les archives des Editions Salabert
que l'on est allé puiser !
Il semblerait que, récemment, les
nouveaux responsables des éditions Salabert se soient rendus compte des
trésors qui dormaient sous leurs pieds et aient entrepris d'exhumer (oh,
avec parcimonie !) une partie des titres les plus connus. Une nouvelle
visite s'impose peut-être...
Quoi qu'il en soit, vers 1980,
Salabert avait retiré de la vente tout son fonds, et n'acceptait de
vendre que quelques classiques - et pas les plus intéressants -
régulièrement réédités au fil des années : Reynaldo Hahn, André
Messager, La Belle de Cadix, mais aucun Moretti, ni Van Parys...
Rechercher des œuvres rares de René Mercier, Marcel Lattès ou Henry
Verdun, c'était carrément de la perversité !
Choudens ne m'a rien procuré non plus.
Chez Max Eschig, j'ai réussi en insistant
bien à obtenir quelques titres (dont Oui Oui ! de Walter Kollo,
représenté à Rouen en 1929, sous forme de feuillets volants non coupés
et non reliés...) mais beaucoup de réponses négatives.
... et ailleurs
Quelques expéditions dans d'autres villes
de province, au hasard des liquidations de magasins et des bouquinistes,
de foires aux vieux papiers, chiffonniers d'Emmaüs et autres fonds de
tiroirs ont donné de petits compléments, mais rien de très conséquent.
... et demain ?
Le commerce de la musique imprimée est
devenu aujourd'hui très différent de ce qu'il était. Jusqu'à la guerre,
il était plus courant d'avoir un piano qu'un phonographe, et l'édition
de musique imprimée tenait donc la place que tient aujourd'hui l'édition
phonographique. Francis Salabert, toujours visionnaire, l'avait senti
arriver dès la fin des années 20, et c'est sans doute un des motifs de
son retrait progressif de l'édition musicale de variété à partir de
1933. Les chiffres de vente étaient phénoménaux, les boutiques
nombreuses. Aujourd'hui l'édition musicale est marginalisée et les
boutiques se comptent, même à Paris sur les doigts des deux mains.
Il ne reste quasiment nulle part de
magasin ayant déjà existé avant-guerre.
La circulation des partitions d'occasion
chez les bouquinistes généraux et spécialisés est également très
aléatoire. On ne trouve plus que, de temps en temps, une vingtième
édition de "Phi-Phi" ou "Dédé".